19/12/2025 investigaction.net  14min #299364

 Thaïlande : frappes aériennes au Cambodge alors que les tensions frontalières réapparaissent

Guerre Cambodge - Thaïlande : Made in Usa ?

Brian Berletic

Displaced residents rest at an evacuation centre at Chang International Circuit in the Thai border province of Buriram on December 13, 2025, amid clashes along the Cambodia-Thailand border. The latest clashes between the Southeast Asian neighbours, which stem from a long-running dispute over the colonial-era demarcation of their 800-kilometre (500-mile) frontier, have displaced around half a million on both sides. (Photo by Lillian SUWANRUMPHA / AFP)

Trump renonce à l'hégémonie  ? Les faits démentent les mots. Un conflit oublié en Asie du Sud-Est - celui opposant la Thaïlande au Cambodge - offre une clé de lecture puissante pour décrypter les véritables enjeux de la bataille géostratégique mondiale qui se joue dans l'ombre. L'analyse percutante de Brian Berletic lève le voile sur ce conflit.

La reprise des combats le long de la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge en décembre montre que les différends locaux en Asie du Sud-Est sont de plus en plus influencés par des stratégies plus larges de grandes puissances visant à limiter la montée en puissance de la Chine.

De violents affrontements ont à nouveau éclaté début décembre en Asie du Sud-Est, le long de la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge, à la suite d'un « cessez-le-feu » problématique marqué par des incidents et des provocations pendant des mois depuis la dernière série de combats majeurs de juillet 2025.

Malgré le cessez-le-feu qui en a résulté, les questions fondamentales à l'origine du conflit ne sont toujours pas résolues, principalement parce qu'elles découlent d'intérêts étrangers qui utilisent les conflits régionaux pour entraver la montée en puissance de l'Asie en général et celle de la Chine en particulier.

La nature des combats

Les combats ont éclaté après que des mines terrestres cambodgiennes et des tirs d'armes légères ont fait des blessés et des morts parmi soldats thaïlandais à l'aube du 8 décembre, entraînant une spirale de violence impliquant l'artillerie lourde, des avions de guerre, des drones et des tirs intenses d'armes légères tout au long de la frontière thaïlando-cambodgienne.

Le Cambodge a tiré des centaines de roquettes BM-21 non guidées sur la Thaïlande, provoquant une riposte militaire thaïlandaise par des frappes aériennes et de drones ciblant à la fois les lanceurs et les dépôts de munitions locaux servant au stockage des roquettes. Ces combats de position ont entraîné des changements de contrôle quotidiens du territoire disputé, comme lors des précédents affrontements en juillet.

Au cours des combats, des images et des déclarations de l'armée thaïlandaise ont montré que le Cambodge utilisait également des drones FPV (first-person-view) de type ukrainien ; des communications ont également été interceptées, impliquant des opérateurs de drones parlant anglais.

Cela indique que les États-Unis, directement ou par l'intermédiaire de l'un de leurs nombreux mandataires, ont aidé le Cambodge de la même manière qu'ils ont réussi à renverser le gouvernement syrien à la fin de l'année dernière. Il avait alors été admis que des drones FPV similaires à ceux de l'Ukraine et des opérateurs occidentaux avaient aidé les militants à repousser et finalement à renverser les forces syriennes soutenues par la Russie et l'Iran.

Les appels vocaux et répétés du Cambodge en faveur de l'implication des États-Unis en tant que médiateur, ainsi que le refus répété de la Thaïlande d'accepter les directives de Washington, renforcent les soupçons quant au rôle joué par les États-Unis dans les récentes violences.

"Extending China"

Les combats frontaliers incessants perturbent la paix et la stabilité et menacent l'essor rapide non seulement de la Chine, mais aussi du reste de l'Asie, y compris des partenaires proches de la Chine comme la Thaïlande et, bien entendu, le Cambodge lui-même.

Ce conflit s'inscrit dans une stratégie déjà documentée et appliquée à la Russie, qui vise à l'encercler et à la contenir par des pressions économiques et par la création et l'expansion de multiples conflits simultanés à sa périphérie.

Cette stratégie a été exposée en détail dans le document de 2019 de la RAND Corporation intitulé « Extending Russia » (étendre la Russie) et comprend des plans visant à provoquer une guerre meurtrière par procuration avec la Russie en Ukraine, à continuer d'armer les « rebelles syriens » qui ont depuis renversé le gouvernement soutenu par la Russie en Syrie, à tenter un changement de régime au Belarus, à exploiter les tensions dans le Caucase du Sud, à réduire l'influence russe en Asie centrale et à remettre en question la présence de la Russie en Transnistrie.

Il convient de mentionner que toutes ces options ont été mises en œuvre ou sont sur le point de l'être et que les États-Unis poursuivent également une stratégie identique à l'égard de la Chine.

Au début du mois de décembre de cette année, la Ronald Reagan Presidential Foundation and Institute a accueilli l'actuel président de l'état-major interarmées des États-Unis, le général Dan Caine. Lors de son intervention, il a spécifiquement mentionné la stratégie actuelle des États-Unis visant à maintenir la primauté mondiale et à faire face à la montée en puissance de la Chine.

Au cours de son intervention, il a explicitement indiqué

« ainsi, face à la montée en puissance de l'armée chinoise, notre objectif au sein de la force conjointe est de créer des dilemmes multiples et simultanés pour TOUS les adversaires dans le monde, de sorte qu'ils soient très prudents et inquiets avant de faire quelque chose qui pourrait représenter une menace pour le peuple américain. «

Bien que l'on puisse soutenir que le général Caine parlait de « dilemmes » créés par les capacités militaires US dans le cadre d'un conflit hypothétique avec la Chine, il a, tout au long de son intervention, lié à plusieurs reprises le concept de création de « dilemmes » à tous les domaines de la puissance géopolitique étasunienne, y compris la course actuelle à l'IA (intelligence artificielle), bien au-delà de tout conflit entre les États-Unis et la Chine, tout comme les États-Unis l'ont fait avec la Russie.

À bien des égards, les États-Unis poursuivent déjà une politique d'« extension de la Chine » telle que décrite dans le document de la RAND contre la Russie, mais en ciblant la Chine à sa périphérie.

Les États-Unis soutiennent déjà un conflit armé à l'ouest de la Thaïlande, au Myanmar, où ils soutiennent des militants qui attaquent les infrastructures chinoises de l'initiative « Belt and Road » (BRI) transportant des hydrocarbures de la côte du Myanmar à la frontière méridionale de la Chine. Composées de pipelines, ces infrastructures permettent à la Chine de contourner le détroit de Malacca que les États-Unis ont prévu de bloquer en cas de conflit ouvert entre les États-Unis et la Chine, selon des documents politiques US.

Ces mêmes documents de politique générale soulignaient même que, pour qu'un blocus maritime de la Chine réussisse, il faudrait également neutraliser les infrastructures chinoises des 'Nouvelles Routes de la Soie'. L'un d'eux proposait même de les bombarder en cas de conflit sino-américain, mais il est clair que les États-Unis ont déjà commencé à attaquer indirectement ces infrastructures via proxies, bien avant qu'un tel conflit n'éclate.

Des attaques similaires, soutenues par les États-Unis, ont lieu au Pakistan et visent les infrastructures chinoises de la BRI.

Dans le cadre de cette stratégie d'« extension de la Chine », les États-Unis ont stationné des dizaines de milliers de soldats américains en Corée du Sud, au Japon et, de plus en plus, aux Philippines. Ils maintiennent également des centaines de soldats US dans la province insulaire chinoise de Taïwan. En plus d'accueillir des troupes étatsuniennes, ces pays ont été encouragés par Washington à adopter des positions de plus en plus hostiles à l'égard de Pékin, malgré les dommages économiques causés par ce processus.

L'armée US opère dans toute la mer de Chine méridionale, soi-disant pour préserver la « liberté de navigation » contre ce qu'elle décrit comme une menace de la part de la Chine, alors qu'en réalité, les 'think tanks' financés par le gouvernement US admettent que la majorité de la navigation dans ces eaux provient de la Chine elle-même et y est destiné. Cela signifie que les États-Unis cherchent à menacer et éventuellement à perturber la navigation dans la mer de Chine méridionale, et non à la protéger.

Tout comme le document de la RAND cherchait à renverser les nations situées à la périphérie de la Russie, les États-Unis tentent depuis des années de renverser et de capturer politiquement les nations situées à la périphérie de la Chine par l'intermédiaire de groupes d'opposition financés et dirigés par le « soft power » américain, notamment la National Endowment for Democracy (NED). Plus récemment, les États-Unis ont réussi à renverser le gouvernement du Népal, situé juste à la frontière de la Chine.

Les États-Unis ont également largement ciblé l'Asie du Sud-Est par le biais d'ingérences politiques, en particulier pour renverser les gouvernements favorables à la Chine et les remplacer par des régimes clients des États-Unis, y compris en Thaïlande.

La Thaïlande, cible de l'extension de la Chine

Depuis 2001, les États-Unis cherchent à s'emparer politiquement de la Thaïlande par l'intermédiaire du milliardaire Thaksin Shinawatra, soutenu par les États-Unis, et de ses alliés politiques. Ces dernières années, les États-Unis ont également commencé à soutenir le milliardaire thaïlandais Thanathorn Juangroongruangkit et ses différents partis politiques.

Ces deux milliardaires sont des serviteurs enthousiastes des intérêts US. Pendant que Thaksin était au pouvoir, de 2001 à 2006, il a contribué à la privatisation d'entreprises publiques thaïlandaises avant de les vendre à des investisseurs américains, a envoyé des troupes thaïlandaises participer à l'occupation américaine de l'Irak et a hébergé des camps de détention secrets de la CIA. Si Thaksin ne s'est jamais opposé publiquement aux relations de la Thaïlande avec Pékin, il avait et a toujours clairement une préférence pour Washington.

Thanathorn, quant à lui, est un opposant farouche à une coopération plus étroite avec la Chine. Ses différents partis politiques se sont toujours opposés à l'achat d'armes de quelque nature que ce soit à la Chine, privilégiant des contrats d'armement avec les États-Unis et l'Europe. Thanathorn lui-même a déjà demandé l'annulation de la ligne ferroviaire à grande vitesse thaï-chinoise, déjà en cours de construction, en faveur du système « hyperloop », qui n'a pas encore vu le jour.

Lors d'une présentation publique de l'hyperloop, Thanathorn a dévoilé ses véritables intentions en déclarant :

« Je pense qu'au cours des cinq dernières années, nous avons accordé trop d'importance aux relations avec la Chine. Nous voulons réduire cette importance et rééquilibrer nos relations avec l'Europe, le Japon et les États-Unis. »

Au cours des vingt dernières années, les États-Unis ont contribué à l'organisation de violentes « révolutions de couleur » visant à installer Thaksin, Thanathorn et leurs alliés politiques au pouvoir. L'ancien Premier ministre cambodgien Hun Sen, ami proche et associé de Thaksin, a contribué à l'ingérence politique des États-Unis en Thaïlande en accueillant des groupes d'opposition thaïlandais et en permettant au Cambodge de leur servir de base opérationnelle.

Même au milieu des combats le long de la frontière, les partis d'opposition soutenus par les États-Unis ont cherché à réécrire l'ensemble de la constitution thaïlandaise, en particulier pour faciliter la prise de pouvoir par les partis soutenus par les États-Unis et empêcher les institutions thaïlandaises, notamment la justice et l'armée, de les destituer.

Parmi les « organisations non gouvernementales » (ONG) qui promeuvent la réécriture de la constitution, on trouve « iLaw ». Financée par la National Endowment for Democracy (NED) éatsunienne et l'Open Society de George Soros, iLaw représente un vecteur d'influence étrangère ciblant les affaires politiques internes les plus sensibles de la Thaïlande au nom de partis politiques tout autant compromis et soutenus par les États-Unis.

Cette influence étrangère constitue un danger latent à l'intérieur de la Thaïlande, aussi dangereux que celui qui menace sa avec le Cambodge. Ensemble, ces « dilemmes » sont créés spécifiquement pour miner et à terme éliminer l'un des partenaires les plus proches de la Chine dans la région.

Les relations sino-thaïlandaises sont la cible

Malgré les stéréotypes persistants concernant la position « pro-américaine » de la Thaïlande et la position « pro-chinoise » du Cambodge, un examen attentif de la réalité actuelle révèle une toute autre histoire.

L'un des arguments les plus avancés en faveur de cette théorie est le statut de la Thaïlande en tant qu'« allié majeur non membre de l'OTAN » des États-Unis - accordé à la Thaïlande en 2003 lorsque Thaksin Shinawatra était au sommet de son pouvoir et qu'il et s'apprêtait à faire de la Thaïlande un proxy de Washington, avant d'être renversé par un coup d'État militaire en 2006.

Depuis que l'armée thaïlandaise a chassé Thaksin et sa sœur Yingluck Shinawatra du pouvoir, respectivement en 2006 et 2014, la Thaïlande a dépensé environ deux fois plus d'armes en provenance de Chine que le Cambodge, y compris de plus grandes quantités d'armes et des armes plus sophistiquées. Il s'agit notamment de chars de combat, de véhicules blindés de transport de troupes, de véhicules de combat d'infanterie, de systèmes de défense aérienne, de systèmes de fusées guidées à longue portée et à lanceurs multiples développés conjointement, de drones et même de navires de guerre.

Les échanges commerciaux de la Chine avec la Thaïlande sont bien plus importants qu'avec le Cambodge, tout comme ses investissements dans les infrastructures. Outre la ligne ferroviaire à grande vitesse, la Chine a également investi dans la construction d'hôpitaux, de bâtiments gouvernementaux et de terminaux aéroportuaires dans toute la Thaïlande, ou a été chargée de leur construction. Les entreprises chinoises, en particulier celles du secteur automobile, investissent dans des usines en Thaïlande, ce qui représente une valeur bien plus importante que les investissements chinois au Cambodge voisin.

La Chine représente à la fois la plus grande source d'importations de la Thaïlande et son plus grand marché d'exportation.

Outre les liens économiques et les relations importantes et croissantes de l'armée thaïlandaise avec la Chine, la monarchie thaïlandaise vénérée a également noué des relations étroites avec Pékin. L'actuel roi de Thaïlande, le roi Rama X, a même récemment rendu visite au président chinois Xi Jinping à Pékin - le premier roi thaïlandais à le faire. La sœur du roi, la princesse Maha Chakri Sirindhorn, parle le mandarin et a effectué plusieurs voyages officiels à Pékin.

Pour cette raison et bien d'autres encore, l'armée et la monarchie thaïlandaises sont depuis des années la cible de groupes d'opposition financés par les États-Unis, qui tentent de les réduire au silence ou de les faire disparaître complètement en tant qu'institutions thaïlandaises fortes et indépendantes.

Le Cambodge : Un maillon faible

Le Cambodge, quant à lui, bien que la grande majorité de son équipement militaire soit de fabrication chinoise et qu'il accueille des investissements chinois dans l'immobilier et l'industrie manufacturière, compte les États-Unis comme son principal marché d'exportation tout en utilisant le dollar américain comme monnaie de facto au Cambodge même.

Au cours des deux ou trois dernières années, le Cambodge a également amorcé un virage vers une coopération plus étroite avec les États-Unis sur le plan militaire, depuis que le fils de l'ancien premier ministre Hun Sen, Hun Manet - diplômé de l'université de West Point - a pris le pouvoir. Au cours de cette période, le Cambodge a accueilli des navires de guerre US dans des ports proches de ceux récemment rénovés par la Chine, a annoncé la reprise des exercices militaires conjoints avec les États-Unis, et a entamé des discussions sur une « coopération en matière de défense » plus large.

En d'autres termes, même si la Chine représente la principale source de matériel militaire et d'investissements étrangers pour le Cambodge, les États-Unis conservent une influence disproportionnée sur le Cambodge, d'abord sur le plan économique, puis aujourd'hui sur le plan politique.

Étant donné que les exportations constituent la majeure partie du PIB du Cambodge et que la grande majorité des exportations cambodgiennes sont destinées aux États-Unis, ces exportations étant principalement constituées de textiles et de vêtements produits dans des usines construites par des investisseurs chinois, les États-Unis peuvent facilement extorquer des concessions au gouvernement cambodgien en menaçant d'imposer des interdictions sur les marchandises qui, selon eux, contournent les contrôles commerciaux des États-Unis sur la Chine elle-même.

On comprend aisément comment le conflit frontalier thaï-cambodgien s'inscrit dans la politique US de l' »Extending China" déjà en cours, et comment les États-Unis ont pu convaincre le Cambodge de devenir une sorte d'« Ukraine » en Asie du Sud-Est pour y parvenir.

Indépendamment d'un éventuel cessez-le-feu après les hostilités de décembre, l'intention des États-Unis d'utiliser le conflit frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge dans le cadre de leur politique beaucoup plus large de cette stratégie signifie que le danger d'instabilité pèsera sur la région dans un avenir prévisible.

La seule question qui se pose désormais est de savoir si la Thaïlande et la Chine peuvent maintenir la paix et la stabilité dans la région afin de poursuivre l'essor de l'Asie, ou si les tentatives des États-Unis de ronger un partenaire clé de la Chine - à la fois le long de ses frontières et à l'intérieur de son propre système politique - peuvent transformer l'Asie en un environnement de conflit et de chaos comme les États-Unis ont réussi à le faire au Moyen-Orient, en Europe et en Afrique pendant tant d'années.

Brian Berletic est un chercheur et écrivain géopolitique basé à Bangkok.

Source :  New Eastern Outlook

Traduit de l'anglais au français

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